« Journal de médisant »

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil communal,
Mesdames et Messieurs du public, présents ici ou devant l’écran, 

L’art oratoire s’apprend sur le tas, par la pratique, au fil d’une carrière d’homme ou de femme politique. Depuis une trentaine d’années, j’ai eu l’occasion de le pratiquer et j’en suis arrivé à le maîtriser de manière de plutôt satisfaisante.
Même si j’ai pris l’habitude de ne pas écrire systématiquement tous mes discours, je garde généralement la trace de ces exercices répétitifs, qui se perpétuent année après année ou législature après législature. Pour éviter de dire chaque année la même chose lors de Pictobello ou de la Foire de la Saint-Martin, on jette un œil sur les notes de l’année précédente et l’on se fait un point d’honneur d’apporter une certaine originalité. 

Mais il y a des expériences qu’on ne renouvelle pas, qu’on n’a pas l’occasion d’exercer pour les peaufiner au fil du temps. Elles ne sont pas nombreuses: cela peut être un mariage, un engagement, un tremble ment de terre, ou une fin, sous quelque forme que ce soit.
Et c’est bien de cela qu’il s’agit ici: d’un clap de fin ! Foin de rhétorique ni de beaux effets, ce que je veux dire maintenant, c’est tout crûment mon sentiment en ce jour de départ. J’ai une semaine d’avance, certes, mais ce discours est pratiquement le dernier acte public que je vais faire après une carrière, au niveau communal, de plus de trente ans. 

Je ne vais pas faire un bilan, car j’ai vécu durant cette longue période suffisamment de situations différentes pour qu’il soit un peu futile de prétendre trouver une commune mesure à mes actions dans le monde politique. Les bilans, il vaut mieux que ce soit d’abord les autres qui les tirent, en attendant que les réels effets d’une politique se révèlent dans la moyenne et longue durée. 

Pour ma défense, je dirai simplement que je n’ai rien fait dont je puisse avoir honte, ni devant mon miroir, ni devant les habitants de Vevey. Je peux avoir du regret, voire même de la colère, d’avoir mis trop de temps à réaliser quelque chose, ou d’avoir échoué dans une entreprise par manque de force ou d’appuis. Mais j’ai profondément aimé ma Ville – et je vais naturellement continuer à le faire – et je pense avoir contribué à maintenir et développer ce qui fait son caractère: sa joie de vivre aimable, son humour léger, sa curiosité intellectuelle, son goût de la rencontre et ce mot si galvaudé par les sociologues de tous poils: le «vivre ensemble». L’écrivain Maurice Denuzière, qui a déclaré à plusieurs reprises son amour à notre ville, a écrit: «Vevey devrait être déclarée réserve mondiale d’humanité». Je l’ai pris au pied de la lettre et j’ai tenté de maintenir cette humanité, qui s’appuie sur un grand respect pour l’autre mais égale ment sur une soif de découverte insatiable. 

Voilà donc mon bilan, à vous de le jauger et de le juger. Et soyez persuadés que nous serons tous morts au moment où un historien pourra écrire: «Les premières années du XXIe siècle ont marqué pour Vevey une période de grandes mutations……. je vous laisse imaginer la suite ! 

Si je laisse le soin aux autres de faire mon bilan politique et social, je vais par contre me permettre de vous présenter l’empreinte dont ce monde politique m’a marqué.
La plupart d’entre vous savent – je ne m’en suis d’ailleurs pas caché – que ce départ à la retraite arrive pour moi à un moment où la lassitude de la fonction se faisait sentir. Cette dernière législature m’a été très pénible, et il a été clair pour moi depuis au moins deux ans que cette échéance serait la dernière. 

Si un partie de la lourdeur de cette période peut m’être imputée, peut-être pour mon incapacité à prendre du recul face à des conflits de personnes, j’aimerais tenter de vous faire comprendre ce que peut ressentir un membre d’un Exécutif face à un Législatif d’une part, mais aussi face à la presse ou face à des op posants de tout poil. 

Vous avez certainement encore en mémoire la décision, fin 2013, du Syndic d’Yverdon de mettre un terme à son mandat dix-huit mois avant la fin de la législature. Il a expliqué dans la presse qu’il ne pouvait plus supporter d’aller devant son Conseil en ayant à chaque fois la boule au ventre… Sans vouloir dramatiser, je peux dire que je me suis retrouvé exactement dans la même situation. 

Un membre d’une Municipalité, et plus encore un Syndic, est censé être celui qui exécute les décisions appartenant au Conseil. La Loi vaudoise sur les communes définit de manière exhaustive ce qui est du ressort de l’organe délibérant. Cela signifie que toutes les autres fonctions et compétences appartiennent à l’Exécutif. 

Je vais vous le dire franchement: lors de cette législature, je n’ai pas eu le sentiment d’être votre exécutant, même en me conformant strictement à vos décisions et en n’abusant pas de mes attributions de chef de la Municipalité et de l’administration.
Au gré des vents et des orages, je me suis vu en ennemi intime de certains d’entre vous, en incapable dans le meilleur des cas, en menteur patenté dans le pire. Séance après séance, j’ai dû prendre la parole, l’air souriant et détaché, pour répondre à des discours que j’ai ressentis souvent comme haineux, à des contestations parfois déshonorantes et à des accusations infondées. 

C’est ce qu’on appelle le «jeu politique». C’est un jeu que j’ai appris à l’Université, en Sciences politiques précisément. Quelques années plus tard, m’étant confronté à la réalité de la vie, j’ai commencé en tâtant du Conseil communal. La règle est simple: on doit essayer de montrer qu’on en sait plus que le membre de la Municipalité sur un sujet, ou on doit avancer des arguments même sans fondement pour prouver que son raisonnement est erroné. 

C’est un jeu de l’esprit, un peu comme les échecs. On passe une soirée par mois en ayant pour seul souci de ne pas finir trop tard la soirée et de pouvoir prendre un verre entre amis après la séance. Le gros avantage de la situation, c’est qu’on n’est pas obligé d’être cohérent, qu’on peut décider un mois une chose et le mois suivant son contraire. Vox populi, vox dei. Le Conseil décide, et l’intendance suivra ! Au moment où j’ai endossé l’habit du Municipal, je me suis très rapidement rendu compte de la différence. Il n’y a pas d’école qui enseigne comment devenir Municipal. Ce n’est pas en étant Conseiller communal qu’on l’apprend. Ce n’est pas le même cursus que dans une entreprise, où l’on gravit les échelons pour finir peut-être par être patron. Ici, on passe de la parole à l’acte. 

Tout ceci pour vous dire que, même si j’ai parfois prétendu que l’expérience avait fait de ma peau une carapace de rhinocéros, j’ai été très affecté par l’ambiance délétère de notre Conseil communal. J’y ai rencontré une méfiance généralisée, en particulier depuis les aléas financiers constatés lors du bouclement des comptes 2011. 

Il est possible que, chez certains, cela ait été inspiré par une volonté sincère d’apporter des remèdes aux maux qu’on croyait la Municipalité incapable de juguler. Mais le résultat a été un climat de guerre de tranchées permanente, sans répit, sans sujet simple ou consensuel.
Je tiens à préciser que je ne remets pas en cause le simple affrontement politique entre des philosophies de vie différentes. Cela ne me dérange pas que le PLR ou l’UDC s’attaque à des postes du budget en argumentant sur les priorités, sachant que nous n’avons pas forcément les mêmes. Cela ne me dérange pas non plus que les Verts aient une vision de la voiture plus exclusive que la mienne. Cela ne me dé range pas que des socialistes mettent en avant le logement alors que je vois plus large en matière d’aménagement du territoire. 

Ce qui me dérange, c’est d’une part l’incohérence, et d’autre part l’idée fixe. L’incohérence, c’est par exemple de prétendre vouloir respecter l’orthodoxie comptable et ne pas vouloir comprendre les tech niques comptables. Je pense à ce propos à de multiples situations où j’ai dû renoncer à parler de dette nette, de plafond d’endettement brut, de patrimoine financier, de fortune par habitant, d’investissement rentable. Dès que j’aborde ce type de sujet, les deux tiers du Conseil considèrent automatiquement que je mens et que je cherche juste à embrouiller les gens. 

L’autre grand domaine où s’exerce l’incohérence, c’est l’aménagement de la ville, avec des gens qui peuvent sans sourciller réclamer des logements supplémentaires, des espaces publics, des cheminements de mobilité douce, ou des places de parc, des accès routiers, des places de travail, et qui dans le même temps contestent des projets qui répondent précisément à l’essentiel de leurs exigences. Experts en urbanisme, ils se dédouanent de leur inconstance en taxant de «technocratique» toute étude qui semblerait leur donner tort. 

L’autre tare qui a empoisonné cette fin de législature, c’est l’idée fixe: une grille d’analyse où les trous se sont bouchés petit à petit et ont été remplacés par un seul orifice unique) généralement tellement fin qu’il ne laisse passer qu’à peine un neurone à la fois. I
Certains d’entre vous qui ont décidé une fois pour toutes que la Municipalité était entachée d’une quel conque tare fondamentale et que toute action qu’elle pourrait entreprendre serait forcément frappée de nullité au nom dé ce péché originel. Je l’ai constaté dans plusieurs domaines, comme le budget’ base zéro, qui a été tellement mal compris -au sein de la Municipalité aussi d’ailleurs – et qui est devenu pré texte à des interventions clownesques ou obsessionnelles. | 

C’est également dans cette catégorie que je range l’automobile et le parcage, qui est une obsession am bivalente; certains ne prennent même pas là peine d’analyser un projet s’il ne prévoit pas. une augmentation des places de parking, alors que d’autres font de même si l’objectif n’est pas de fermer des rues aux Voitures. Comme la Municipalité vit dans le monde réel et doit tenir compte à la fois du cadre légal et des besoins multiples, il est évident qu’aucun projet ne trouve grâce aux yeux]de ces obsessionnels.1 

J’arrive au terme de ce discours – un peu long je le reconnais, mais comme c’est mon dernier, je suis bien certain que vous ne pourrez pas me punir en me raccourcissant le (prochain ! C’est vrai, je n’ai pas fait une conclusion consensuelle, rassurante, ouvrant la porte à l’espoir. La prochaine législature sera vraisemblablement aussi pénible que celle qui s’achève, parce que la plupart dés problèmes que j’ai évoqués ne sont pas résolus avec l’arrivée des forces nouvelles et la répartition des sièges inédite sortie des urnes. Je transmets donc à la Municipalité prête à entrer en charge mes souhaits de réussite et mes espoirs qu’elle ait moins à souffrir de cette méfiance ambiante. 

En ce qui me concerne, l’avenir est ouvert, le monde m’appartient. Mes passions sont les mêmes que précédemment, et j’aurai simplement un peu plus de temps à y consacrer. En dix ans, ma famille a grandi, en âge et en périmètre. Les enfants que mon épouse et moi avons eu1 la chance de pouvoir accompagner durant leur enfance sont une satisfaction intrinsèque arrivés à l’âge adulte. Je les aime tous toujours autant et, l’âge venant, je me suis rendu compte que la tendresse familiale est le seul remède à l’amertume qu’on peut éprouver au sortir du combat politique. | 

Merci donc à ceux que j’aime de me le rendre. Et vous tous, mes contradicteurs politiques, saciez appliquer aux débats du Conseil les règles du «vivre ensemble» et du respect mutuel que nous désirons voir régner dans toute notre cité. Vive Vevey que nous aimons. 

 

23 juin 2016, Laurent Ballif prononce son dernier discours en qualité de Syndic, sous le titre de « Journal de médisant ».